DES SCULPTURES SUSPENDUES
Pierre Giquel
« J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. »
Arthur Rimbaud
Si j’emprunte à Rimbaud l’une de ses Illuminations, l’une de ses inconsolables morsures poétiques, c’est peut-être pour mieux me cacher derrière une proposition délicieuse et rare, visuelle autant que sonore, plastique, faisant appel à ma mémoire et à mon corps, fille des aventures avec laquelle j’accepte d’emblée de m’accorder. Car je n’oublie jamais que l’oeuvre de Cécile Le Talec orchestre les milliers de fragments d’une expérience unique, silhouette du monde, légende, secret. Et qu’elle s’adresse à moi au moment même où elle échappe à l’entendement, à l’esprit de logique. L’artiste sculpteure n’a de cesse de jouer avec les catégories, les frontières. Au sens propre comme au figuré, elle bouleverse les données avec une rigueur étonnante. Avec une précision sans faille, elle témoigne des failles, des égarements, des désordres.
Pour CLT, l’atelier est immense. C’est pourquoi elle semble ne se donner aucune limite, elle ira chercher partout, dans les contrées parfois les plus hostiles, ou improbables, ici un début d’éblouissement, là une persistance. Les matières qu’elle trouve tiennent souvent du miracle. Miracle des rencontres nourries de perpétuelles recherches, connaissance soutenue que ne vient jamais contredire l’accès à l’étrange, au heurt, à l’inouï. Il s’agit d’accueillir et de capter des mondes sans doute voués à disparaître.
Si l’espace a été maintes fois questionnée par le son, et CLT dès les années 90 s’est intéressée à ses qualités perceptives, la voix l’intrigue, l’ébranle même. Il y a un peu plus d’une dizaine d’années, lorsqu’elle évoque l’origine de son intérêt pour la voix, et l’on peut dire aujourd’hui « les voix », elle parle d’une « coïncidence magique », mais ce dernier mot, elle ne le musellera jamais dans une perspective irrationnelle. Au contraire. Elle découvre la langue sifflée par un ingénieur acousticien qui dans les années 50 a enregistré dans la vallée d’Aas deux bergers qui communiquent entre eux malgré la distance qui les sépare. Elle interroge des linguistes, des phonéticiens, elle envoie des mails vers des universités. L’aide scientifique s’adosse ainsi à cette oeuvre plastique fondée sur la recherche et la découverte enivrante du réel.
En effet CLT très vite ressent le besoin de parcourir physiquement les lieux où l’on peut trouver ces voix. Avec son compagnon ,armée d’une carte et de quelques renseignements pris préalablement, elle va chercher un peu comme à l’aveugle des signes encore vibrants de ces cultures qu’on peut situer avant la langue, ou parallèles, construites comme des langages qui ne se transmettent qu’oralement. Elle enregistre, elle filme, photographie. Son trésor, c’est la langue. Que l’on
comprenne bien : ces « langues miroirs »( calquée sur la dimension musicale et mélodique d’une langue) ne sont pas des codes, ce sont des langues. Face à ces découvertes, force est de constater qu’il peut s’agir d’une tentative d’imitation de l’homme vis à vis du chant des oiseaux.
La langue céleste et les pratiques chamaniques vont faire ainsi partie des rencontres qui imprègnent les oeuvres dont une grande part d’ombre frôle les secousses les plus visibles et audibles. Pour CLT l’exploration est très lente, la recherche d’une voix reste tendue, son écho approximatif. Puis brusquement le rideau s’ouvre : la lumière est aveuglante. Lorsqu’elle rencontre le professeur Busnel, spécialiste des langages sifflés, ce dernier a 99 ans. Il avoue n’avoir jamais trouvé en Chine ces langages articulés par des minorités qui dès les années 60 se trouvent dans un isolement qui les condamne.CLT partira dans la province du Guizhou en 2006, dans le centre de la Chine. Accompagnés d’un guide, son ami et elle parcourent des villages, des montagnes. CLT se dit « projetée dans un lavis, un dessin. Avec des valeurs de gris, nous sommes vraiment dans l’encre ». Ils rencontrent une jeune femme qui a appris à siffler par sa grand-mère dans les grottes. CLT écrit un texte, enregistre, réalise un film « Inverse » qui monté fera une quinzaine de minutes. Lorsqu’elle revient en Europe, le film est devenu une partition. Pour une exposition, elle réalise des instruments en verre qui risquent d’exploser à tout moment. Elle pose, dispose, dépose, déplace, sans composer.
Car elle ne se prétend pas musicienne. Lorsqu’elle s’accorde les compétences d’un compositeur, d’une chanteuse, d’un musicien, elle n’oublie jamais la dimension exploratoire de son oeuvre sculpturale. Il ne s’agit pas de rivaliser avec une écriture musicale, comme au tout début l’écriture littéraire. Elle n’est pas plus cinéaste. Les medium sont traversés, peut-être ne sont-ils créés que pour l’occasion. Discrets d’ailleurs, ils semblent ne s’offrir que pour une expérience, j’allais dire totale et tout aussi secrète. J’avais parlé de délice et de rareté. Les oeuvres, et ce mot a quelque chose de déplacé presque, de désuet, sont là certes mais comme si elles insistaient pour s’esquiver et laisser place à l’essentiel. Il sera toujours difficile, même impossible de nommer ce qui se pointe quand tout a été départagé, saccagé. Car ces sons, ces gestes, ces objets, ces images, ces films, dessins, photographies semblent n’avoir été convoqués que pour une confrontation : foudroyante et si peu ornementale. Familière et oubliée. Disparue et renaissante.
Cette renaissance passe par tous les sens. Prêt d’accéder à ce qu’il y a de plus fragile dans l’homme, le visiteur se retrouve à l’écoute des mondes, la terre reste approximative comme le lieu où il se tient, debout, entre les sons, les langues, à l’écoute mais aussi en marche, choisissant parfois d’écrire à son tour sur la partition qui lui est proposée.
CLT l’affirme avec force : « Ce que j’aime : entendre les langues que je ne comprends pas. Quand je comprends, je n’entends pas la musique ». Ce qui pourrait être entendu comme une provocation me semble au contraire animé d’un très beau geste d’humilité. Nous n’accédons à l’âge d’homme que par fragments d’incertaine pensée, et le meilleur se trouve à la pointe fine de nos doigts, là où il n’y a pas de limite, où l’oeuvre dans sa prétention s’exile enfin, nous laissant libre d’occuper un territoire que nous n’avions même pas soupçonné auparavant de voir un jour exister, se développer, se « déplier ».
Le Salon de Musique change la donne et secoue quelques hypothèses. Je suis venu pour me perdre. Perdre mon nom même. Et pour travailler. Me réjouir aussi. L’art est une sacrée partie d’escrime où je ne suis pas là pour consommer, mais pour me mesurer aux surfaces vivantes, au risque de m’émietter. Créer l’écho. Le provoquer en sachant que rien ne prouve qu’il existera dans la seconde après qu’il fut disponible.
Mais cette seconde, je la chéris plus que toute autre. Comme je chéris cette onde que l’on dit acoustique et qui rayonne bien au-delà du parcours qui la fonde. Et la formule. La confidence est murmurée dans le déplacement du vent couvert par les oiseaux qui fendent l’air et brisent dans un souffle l’espace. Le paysage, anéanti, se recompose au rythme des désinvoltures. Ce que devrait être l’art, toujours? Ou la poésie.