La Migration des sons
Alexandre Castant
L’oeuvre de Cécile Le Talec peut être appréhendée selon trois processus de création qui s’entre-génèrent. Le premier serait chronologique. En effet, son par- cours artistique, commencé à la n des années 1980 après des études en arts plastiques et en philosophie, se développe en périodes de création presque auto-biographiques, marquées par des rencontres avec des scientifiques, des linguistes, des compositeurs, par des voyages... Le deuxième axe à suivre serait celui de l’évolution des techniques – de l’analogique au numérique en particulier – qui, d’une transformation à l’autre, porte cette oeuvre depuis toujours exploratrice de l’espace et de l’immatérialité, du vide et de l’infini, du langage et de la sensorialité. Le troisième processus de création, enfin, consiste à appréhender l’oeuvre de Cécile Le Talec comme précisément le miroir d’une histoire des arts sonores, une synthèse de leur esthétique et une déclinaison de leurs propositions plastiques. C’est de cette dimension sonore dont Sonorama rend essentiellement compte.
L’élément sonore se diffusant dans l’espace en construisant par là même un volume, l’oeuvre d’abord minimaliste de Cécile Le Talec articule le son sur une exploration spatiale et, en cela, s’inscrit dans la tradition des sculpteurs qui, à l’instar de Joseph Beuys, ont manifesté un intérêt résolu pour le son. 10 m3d’espace sonore (1995) ou Couloir acoustique (1997) proposent ainsi des installations – comme autant de recherches sur la perception ou la matière – entre l’espace et le sonore qui introduisent aussi, dès les années 1990, à des notions d’architecture. En 1998, par exemple, Les Voisins du dessus (1998) expose un plan d’appartement sonore dont le bruit pourrait être perçu depuis un habitat mitoyen. Cette variation sur les appartements sonores contemporains et leur sociologie de l’écoute induisent qu’une certaine idée du langage – architectural, des fictions sonores – traverse d’emblée cette oeuvre. Moins poésie sonore que poésie des sons, Conférence sur le silence y introduira en 2000 un élément décisif, la voix. Entre sonorités, jeu sur le langage et plasticité du grain de la voix enregistrée, cette oeuvre agglomère des figures de l’absence, irriguée par la poétique de Samuel Beckett ou de l’OuLiPo, pour expérimenter un rapport elliptique au monde.
Conférence sur le silence préfigure aussi le point de bascule suivant de l’oeuvre de Cécile Le Talec, nouvelle étape qui prendra corps dans la découverte du bourdon harmonique et du langage sifflé. Cette langue des oiseaux parlés par les hommes sera pour Cécile Le Talec une découverte plastique et sonore, extraordinairement énigmatique, et la dynamique poïétique qui traversera ses années 2000. De ses rencontres avec des ethnolinguistes pour en explorer la sémantique comme la matière invisible et musicale, à des voyages de Mexico à Pékin, de Moscou à Kyzyl en République Touva (Sibérie), de La Gomera dans les îles Canaries à Guyang en Chine, l’artiste a donc parcouru la planète pour appréhender la langue sifflée à partir de laquelle elle a créé partitions graphiques, films, installations ou sonorités expérimentales. L’émouvante présence chromatique et sonore des oiseaux (à l’instar de l’attention que leur portèrent Olivier Messiaen, John Cage ou Paul Panhuyssen) en sera souvent le symbole. Ainsi, lorsque Cécile Le Talec les fait figurer sur des portées de partitions dans Opus 2 – The Whispers, les oiseaux projettent leur ombre comme des notes sur un écran dans un espace d’exposition devenu volière, et produisent de féeriques et troublantes images de sons. Chef d’orchestre de cette musique imaginaire, elle en fabrique les instruments ou les machines : leur plasticité est à la mesure de ce projet immatériel et sonore.
Flûte, batterie et orgue de percussion réalisés par un souffleur verre (Les Impurs, 2008) ou sculpture de double guitares (Alone Together, 2011), platines fluorescentes (Rhapsodiscs, 2009) ou disques en vinyle déconstruits (Voix ensevelies, 2011), dessins et figures générés par des fréquences sonores (Tapis symphonique, 2013) ou captation, en temps réel, du chant du vent se diffusant dans une architecture modulaire (Le Salon de musique, (2013) participent de cette typologie d’instruments et de machines, imaginaires et sonores, à la constitution de laquelle Cécile Le Talec a consacré la première moitié des années 2010. L’éloge d’un langage codé, secret, invisible, et d’une utopie – ou d’une aporie – dont l’histoire des sons, depuis Athanase Kircher ou Vladimir Baranov-Rossiné, a toujours activé la présence enchantée, traverse bien souvent cette sonothèque de l’immatériel. Et de l’impossible : les instruments y demeurant bien souvent difficiles voire impossibles à jouer... Panoramique polyphonique, tapisserie pour laquelle Cécile Le Talec a eu le Grand Prix de la cité internationale de la Tapisserie d’Aubusson en 2011, en sera le point d’orgue, de cet orchestre féerique et célibataire. En s’inscrivant dans une recherche sur les dispositifs sonores, en citant par la bande des musiciens ou des oiseaux qui, de La Tenture de l’Apocalypse à La Dame à la licorne, peuplent les motifs des tapisseries et, en évoquant un cinéma primitif hanté par la musique et le bruit, Panoramique polyphonique continue d’articuler dimensions féeriques et utopiques sur les arts sonores. Cécile Le Talec navigue, au fil de cette odyssée, dans l’ensemble de leurs possibles artistiques.