CONVERSATION…
CECILE LE TALEC & ROZENN CANEVET
Depuis le début des années 2000, ton travail porte un intérêt particulier au langage sifflé, classé patrimoine mondial immatériel de l’humanité en 2006 par l’Unesco. Cela a initié une série d’exposi- tions (Mexico, Pékin, La Goméra, Paris, Blois, Orléans, Reims, Bruxelles, Liège, Hangzhou...) mais aussi de collaborations avec des
scientifiques, des phonéticiens, des linguistes, des musiciens. Par ailleurs, nombreuses sont les expéditions à travers le monde que tu as effectuées, à la rencontre de ces populations qui pratiquent cette langue. Pourquoi ce langage sifflé te passionne-t-il tant et que catalyse-t-il dans ton travail artistique ?
Je pense mon travail comme une exploration, une expédition mélodique. À l’échelle du monde.
Depuis toujours, le son et l’espace représentent des champs d’exploration fondamentaux dans ma pratique artistique. Mes oeuvres sonores, sculptures et installations antérieures à la « découverte » de la langue comme matière, cherchaient, dans un premier temps, à donner à entendre et per- cevoir l’espace, l’architecture et l’environnement dans lequel elles
s’inscrivaient. Puis, la voix m’est apparue comme une matière inépuisable avec un véritable potentiel plastique et poétique.
Au début des années 2000, j’ai alors commencé à écrire des textes sous forme de dialogues et monologues et j’ai réalisé des oeuvres dans lesquelles la voix, le texte, la parole ont trouvé leur place. Les voix enregistrées et restituées manifestaient et incarnaient, pour la première fois, une présence à l’intérieur de la sculpture et du lieu dans lequel elles s’inscrivaient (Conférence sur le Silence, 2000 - sculptures sonores pour un parc). Lorsque j’ai connu l’existence du langage sifflé, ça a été comme la découverte d’un trésor... la langue des oiseaux parlée par des hommes: entre musique et paroles. Ces langues sifflées, mystérieuses, définies comme langue « miroir » par les scientifiques, se réfèrent toutes à des langues parlées: le basque dans les Pyrénées, l’espagnol aux Canaries, le buyi en Chine, le chinantec au Mexique. Les paroles sifflées sont une transposition mélodique des paroles prononcées dans la langue d’origine. Les mots sont des sortes de phonèmes amplifiés. Suite à mes rencontres avec les spécialistes linguistes et ethno-musicologues, j’ai commencé mes « expéditions » et « explorations des langues » à travers le monde, à la recherche des ces langues mystérieuses. Mes collabo- rations et mes rencontres avec les siffleurs m’ont permis de réaliser et produire des projets artistiques qui se sont nourris de la langue sifflée et de son extraordinaire particularité. J’ai réalisé un ensemble d’oeuvres dont plusieurs films vidéo que j’ai utilisé, plus tard comme « partitions » dans le cadre de concerts/performance et exposé aussi dans des installations.
Quand as-tu entendu les siffleurs pour la première fois?
J’ai découvert et entendu pour la première fois la langue sifflée en France, tout d’abord, grâce à des enregistrements réalisés dans le années 1950 par le professeur Busnel, puis lors de ma première « expédition » sur l’ile de la Goméra aux Canaries. Cette langue est éminemment musicale et n’a rien à voir avec un quelconque code. Le langage sifflé est principalement utilisé par les bergers dans les régions montagneuses afin de pouvoir communiquer d’une vallée à l’autre, à de très grandes distances mais c’est aussi la langue des amoureux pour faire des déclarations... d’ailleurs toutes ces communautés de siffleurs se nomment les peuples du ciel.
C’est donc une langue céleste ? C’est aussi une langue pastorale qui utilise les qualités du paysage et de l’environ- nement dans lesquels elle prend corps. Elle détient un caractère éminemment politique, non ?
Oui, la langue céleste c’est la langue des oiseaux et des « peuples du ciel ». C’est effectivement la seule langue au monde qui utilise la topographie du lieu comme caisse de résonance. L’émetteur et le récepteur des messages sifflés, doivent obligatoirement être à l’écoute
attentive du monde ambiant car leur éloignement géographique nécessite une concentration absolue aux détails et événements sonores périphériques. On s’est aperçu que la quarantaine de communautés où la langue sifflée se pratiquait étaient des régions montagneuses, des régions sismiques où la terre « siffle » aussi...mais on ne l’entend pas. Le langage sifflé, c’est le proto-langage. Or, le proto-langage, c’est la musique. Il s’agit d’une forme de communication
non verbale. Que tu ailles au fin fond de la Chine ou du Mexique, la musique te per- met de communiquer sans les mots. C’est cela qui me semble toujours extraordinaire.
Par-delà la différence entre musique et langage, que différencie selon toi le langage sifflé de toutes les autres langues? Et quelle est la nature de son lien avec les chants des oiseaux?
La musique de toute langue est constituée d’une articulation de phonèmes. Lorsque tu écoutes des paroles sifflées, ce que tu entends, ce n’est que de la musique. En ce qui concerne les autres langues, je parlerais plus de mélodie et de prosodie. Quand tu ne comprends pas le langage sifflé, il est très difficile de faire la différence entre le chant des oiseaux et les paroles sifflées. Je me suis posé la question de savoir si Olivier Messiaen connaissait la langue sifflée. Je n’ai rien trouvé pouvant me le laisser supposer. Ses compositions relèvent plus de l’écoute attentive du chant des oiseaux que de son rapport à la langue. En revanche, en tant qu’artiste, ce qui m’intéresse, c’est vraiment ça : la rencontre possible entre musique et langage grâce à cette langue. Son écoute est merveilleusement troublante. La langue sifflée est une langue qui les contient toutes: les langues parlées et les langues chantées des oiseaux.
Cette relation entre oralité et sonorité t’a amenée à collaborer avec des musiciens et des compositeurs. Quels sont les projets que vous avez mené ensemble ?
J’ai commencé à collaborer avec des compositeurs de musique contemporaine en 2000 avec Christian Sebille, en 2008 avec Nicolas Frize et enfin de 2007 à 2011 avec Leilei Tian. Suite à une résidence de recherche et de création en Chine en 2006, et à la réalisation d’un ensemble d’oeuvres: instruments/sculptures et un film vidéo Inverse, j’ai été invitée à exposer au Musée de l’Objet - collection d’art contemporain de Blois. À cette occasion, j’ai rencontré lors d’un concert de musique électro-acoustique à l’Ircam, la compositrice d’origine chinoise, Leilei Tian.
Je lui ai proposé d’utiliser « Inverse » film en noir et blanc comme partition pour l’écriture d’une composition, les instruments/sculptures de verre « Les Impurs » pour l’interprétation musicale de l’oeuvre et les enregistrements sonores des siffleurs buyis comme matière sonore. Ces
instruments - une flûte pour trois musiciens, une batterie et un orgue de percussion -, ont tous été réalisés par un souffleur de verre. Leilei Tian a donc dû composer pour ces instruments/sculptures, ce qui redoublait la contrainte. La fragilité des « Impurs » induisait pour les musiciens une manipulation très spécifique car ils étaient toujours à la limite de la cassure, de la brisure, du fiasco. J’ai aussi fait fabriquer des appeaux qui constituaient de véritables instruments de communication et de musique. Un concert/performance a été interprété et présenté lors du vernissage de l’exposition.
Il y a aussi eu cette collaboration avec Nicolas Frize présentée à la Scène Nationale d’Orléans/Centre d’arts contemporains en 2008, Opus 2 . Tu as réalisé une installation sonore et vidéo et Nicolas Frize a composé une oeuvre pour six siffleurs chinois. Il y avait aussi des oiseaux, n’est-ce pas ?
Avec Nicolas Frize, nous avons séjourné, travaillé et enregistré ensemble des siffleurs buyis en Chine dans le Guizhou. Dans le cadre de cette collaboration concert/exposition à Orléans, j’ai réalisé une installation sonore et musicale pour six canaris chanteurs Opus 2 8 et Nicolas Frize a
composé une oeuvre musicale « Shi Tchué » pour six siffleurs/chanteurs chinois interprétée en 2008, lors d’un concert. Pour l’exposition, j’ai collaboré avec l’Ircam pour la mise en oeuvre du dispositif sonore de l’installation « Opus 2 » , pensée en écho à l’oeuvre musicale de Nicolas
Frize. Différentes sortes d’échantillons sonores de paroles sifflées se déclenchaient selon l’intensité des vibrations générées par les oiseaux lorsqu’ils se posaient sur la portée musicale de câbles tendus dans la salle d’exposition. Leurs chants se mêlaient aux paroles sifflées et constituaient une partition aléatoire visuelle et sonore. La projection du film vidéo noir et blanc « The Whispers » sur les câbles faisait apparaître l’ombre des oiseaux posés sur les fils à l’image des notes sur une partition. Je fais toujours mes films en noir et blanc en forme de page d’écriture. Ce qui m’intéresse, je crois, est cette relation triangulaire entre la musique, la langue et l’écriture. Je convoque à des degrés divers, plus ou moins lisibles et perceptibles ces trois disciplines.
Tu t’es aussi intéressée au chant diphonique dans lequel il y a un rapport extrêmement intime à la pulsation du corps. Quelle est son origine ?
En 2009/2010, j’ai été invitée par le Conseil Général des Côtes d’Armor, Itinéraire Bis, en résidence de création pour la production d’un projet artistique. J’ai réalisé un projet sonore et vidéo sur et dans l’antenne de radio-télécommunication de la Cité des Télécom de Plemeur- Bodou. J’ai produit une oeuvre vidéo/partition qui a été enregistrée dans l’antenne « oreille » aujourd’hui désaffectée. Je me suis intéressée au chant diphonique nommé aussi bourdon harmonique dans le prolongement de mes recherches et créations sur la communication non verbale et les langues « mélodiques/ musicales ». Ce chant est pratiqué par les nomades en République Touva /Sibérie, en Mongolie et au Tibet. Ce chant est produit par la vibration basse des cordes vocales. La modification du volume du larynx et des fosses nasales permet de faire naître des harmoniques issues du bourdon. Afin de finaliser ce projet de « film/partition » j’ai travaillé à partir des chants diphoniques et du bourdon harmonique. Les similitudes sonores qu’entretiennent les fréquences des ondes radio et les harmoniques du bourdon me sont apparues comme une évidence et une révélation. J’ai donc poursuivi mes « explorations mélodiques » en Sibérie, république Touva et ai enregistré les chanteurs de bourdon harmonique. Ces chanteurs sont de véritables corps résonateurs. Ils se qualifient de « corps conducteur » des vibrations de la terre. J’ai ensuite réalisé une composition sonore pour ce film noir et blanc « Chords Cords », à partir des archives radio de la Cité et d’enregistrements de chants diphonique. Ce film/partition ainsi que les enregistrements sonores ont ensuite été utilisés, par la compositrice Leilei Tian, dans le cadre d’une seconde collaboration musicale electro-acoustique « Mukti Mukta ».
Tu ne sembles pas hiérarchiser mais plutôt intervertir les données avec les- quelles tu travailles. Nombreux sont les compositeurs, tels que Morton Feldman ou John Cage pour citer les plus célèbres, qui ont inventé leur propre écriture de partition. En tant qu’artiste, comment te situes-tu ?
Je ne suis absolument pas musicienne. Et je pense que c’est justement ce qui intéresse les compositeurs et les musiciens. C’est une approche décomplexée, avant tout expérimentale. Y compris dans l’invention d’instruments fragiles. Lorsque je travaille avec des musiciens, bien entendu j’utilise le système graphique de transcription des notes mais plus sous la forme de dessins. J’ai mis en place un système d’écriture pour rendre compréhensible ce que je voulais dans la mesure où il n’y a pas une pré- présence de la musique. Je n’utilise pas de portée mais je leur donne des dessins, des films, et je reste la chef d’orchestre.
Tu parles beaucoup de musique, de langage, d’écriture mais tu produis aussi beaucoup d’installations et de sculptures. Selon toi, la musique précède-t-elle la matière? Quelle place accordes-tu aux objets dans ton travail ?
Sans matière, tu n’as pas de son. Dans mes objets, il y a toujours un rapport à leur propre disparition: que ce soit des disques, des instruments... Tout disparaît comme le son.
Lorsqu’on aborde la question de la transcription, on sent que tu vas ailleurs. Tu déplaces les éléments, tu migres d’un territoire à un autre. Tout cela crée une cartographie de langages extrêmement différents à la signification profondément subjective et complexe. Elle semble ne jamais vraiment se dénouer car elle n’est jamais complètement révélée dans cette oscillation entre musique et langage. N’est-ce pas aussi là que réside la dimension poétique, dans cette dimension insondable? On est dans une forme d’expérience qui renvoie au mystère comme au mystique.
Effectivement, c’est aussi la raison pour laquelle le langage sifflé et la langue bourdonnée sont aussi passionnants: ce sont des langues qui ne s’écrivent pas. Leur transmission se fait par voie orale. C’est la raison pour laquelle le langage sifflé « silbo gomero » a été classé patrimoine mondial immatériel de l’humanité. Dans toutes mes oeuvres, il y a ce rapport à une certaine impossibilité d’usage. Lorsque je fais ma double guitare par exemple, « Alone Together », il y a ce désir de travailler avec des choses incompatibles ou impossibles: partager ensemble un même instrument. Ou encore mes films en négatifs à l’image des langues miroir
Dans la tapisserie d’Aubusson, « Panoramique polyphonique », c’est le mystère de la parole des oiseaux qui est représenté sous la forme spectrographique d’un paysage. Dans l’oeuvre « Tapis symphonique » l’écriture instable des fréquences sonores émises par l’environnement se donne à lire sous la forme mystérieuse de figures mathématiques.
Cette migration entre ces territoires (musique, langage, écriture) génère une certaine forme d’errance. Elle est affranchie de contraintes disciplinaires mais se déploie aussi très concrètement, à l’échelle géographique.
Tous ces déplacements, ces voyages, ces expéditions ont été documentés. Cela produit aussi une partition singulière, non ?
Tous ces voyages et expéditions ont été préparés en amont par les recherches. Je crois que ce que je recherche avant tout dans ces déplacements, c’est me perdre. J’aime me perdre, me sentir très fragilisée dans ces bouts du monde afin de mieux voir et écouter.
Cette insécurité est pour moi indispensable pour générer de nouvelles pensées, de nouvelles idées, de nouveaux projets. L’absence de certitudes garantit chez moi un sentiment de vie. Les partitions singulières s’écrivent dans les déplacements de toutes sortes.
C’est aussi une série de rencontres avec la population. Tu vas à leur rencontre. Tu t’immerges dans leur monde. Tu t’y éprouves. C’est une nécessité de découvrir impulsée par une réelle curiosité.
En effet, je crois que j’aime profondément découvrir de nouvelles cultures, accepter de me perdre, de me noyer, dans des choses qui me sont inconnues et étrangères. Ne pas avoir de clés ou de codes de compréhension et de déchiffrements permet de lire, de voir et d’entendre le monde par le verso.
Pour finir, j’aimerais que l’on revienne à la case départ, à savoir le titre que tu as choisi pour cette édition.
Que signifie Écholalie ?
J’habite le territoire de ma langue. Lorsque je reviens de mes voyages, j’oublie aussitôt les difficultés de compréhension liées aux différences de langues.
Dans sa signification courante, l’écholalie est une répétition systématique des mots prononcés par autrui. Mais dans un ouvrage sur les écholalies (Daniel Heller- Roazen, Écholalies, essai sur l’oubli des langues, Seuil, 2007), l’auteur explique que c’est aussi la cécité des langues. Autrement dit, chaque langue est l’écho d’une autre. Il s’agit de l’exploration des sonorités vocales au stade d’avant l’accès au langage. Au moment même où l’on commence à se projeter dans une langue, on doit oublier les autres. On doit alors aller rechercher ces sons que l’on a en soi mais que l’on a oublié. Dans la musique, il y a finalement ce rapport à la langue, à toutes les langues. Voilà pourquoi la musique est pour moi synonyme d’écholalie.